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Le futur accord européen sur l'instauration d'une taxe carbone aux frontières de l'Union européenne

  • Session : 2022-2023
  • Année : 2022
  • N° : 379 (2022-2023) 1

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  • Question écrite du 16/12/2022
    • de CRUCKE Jean-Luc
    • à HENRY Philippe, Ministre du Climat, de l'Energie, de la Mobilité et des Infrastructures
    Les négociateurs de l'UE visent à parvenir à un accord lors des discussions nocturnes de ce lundi (12 décembre) sur un nouveau dispositif qui fixerait un prix pour les marchandises à forte intensité de carbone entrant dans l'UE.

    Si cela se concrétise, l'UE européenne sera la première zone commerciale au monde à mettre un prix sur le carbone pour ses importations !

    S'il existe un accord sur la gouvernance de la nouvelle taxe, les éléments essentiels doivent cependant encore être décidés. Il s'agit notamment de savoir quelles importations devraient être couvertes par la mesure et comment protéger les exportations de la concurrence extérieure.

    Il s'agit dès lors de rappeler que la Commission européenne a suggéré d'inclure, dans sa proposition, le fer et l'acier, les raffineries, le ciment, les engrais et la production d'électricité. De son côté, le Parlement européen aimerait y ajouter les importations d'hydrogène et de certains plastiques ainsi que les émissions indirectes résultant de la production de l'énergie utilisée dans le processus de fabrication.

    La question d'inclure le plastique pourrait dès lors s'avérer assez complexe étant donné la réticence de plusieurs groupes industriels, qui recommandent une évaluation d'impact et une consultation appropriée. L'autre point de discorde est aussi celui concernant l'indemnisation des exportateurs européens afin de les protéger de la concurrence étrangère.

    Quelle est l'analyse de Monsieur le Ministre face à cette potentielle évolution au niveau de la législation européenne ? Quelle est sa sensibilité ?

    Quelles pourraient être les implications économiques, environnementales, politiques pour la Région wallonne ?

    Qu'en est-il par rapport aux inquiétudes concernant ladite indemnisation ?

    Quid pour l'inclusion de l'hydrogène ?

    Quelle est la position de la Région wallonne par rapport à la mise en place de cette taxe carbone ?
  • Réponse du 08/02/2023
    • de HENRY Philippe
    Pour rappel, la Commission européenne avait présenté le 14 juillet 2021, dans le cadre du paquet « fit for 55 », une proposition de règlement établissant un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (appelé communément par son acronyme anglais : « CBAM »). Cette proposition visait principalement à faire face au risque de fuite de carbone causé par les politiques climatiques asymétriques de pays tiers (où les politiques appliquées pour lutter contre le changement climatique sont moins ambitieuses que celles de l'Union européenne). L'application du CBAM empêcherait que les efforts de réduction des émissions de l'Union soient compensés par une augmentation des émissions à l'extérieur de l'Union due à la délocalisation de la production vers des pays tiers ou à l'augmentation des importations de produits à forte intensité de carbone. L'objectif de cette mesure environnementale viserait également à encourager les pays partenaires à mettre en place des politiques de tarification du carbone pour lutter contre le changement climatique.

    La Région wallonne est d’avis qu’un tel mécanisme d'ajustement carbone aux frontières est effectivement nécessaire - entre autres instruments - pour autant que ce mécanisme apporte des avantages mutuels pour la politique climatique de l'UE, pour la compétitivité de l'industrie de l'UE (et les emplois qui en découlent) et pour les intérêts des citoyens européens (qualité de vie, pouvoir d’achat, et cetera).

    Atteindre la neutralité carbone d'ici 2050, comme décider par l’UE, représente un immense défi. De la même manière, le passage de l'objectif de réduction des émissions de l'UE à 2030 de -40 à -55 % pose des questions fondamentales pour la compétitivité internationale de nombreux secteurs industriels européens. Cela est particulièrement vrai pour les secteurs qui combinent des émissions et des intensités commerciales élevées.

    La décarbonisation des industries à forte intensité énergétique nécessitera notamment le déploiement de technologies qui impliqueront, au moins à court terme, des investissements importants et donc des surcoûts pour les secteurs concernés.

    Dans une économie ouverte, où les entreprises doivent être compétitives sur les marchés européens et mondiaux, ces surcoûts, issus de la politique climatique européenne, ne seront économiquement viables que si une série de mesures d'accompagnement sont prises. Par exemple, favoriser l’adoption par les entreprises de technologies bas carbone/efficientes en énergie, notamment par le biais de politiques d'innovation ambitieuses, l’imposition de normes sur les produits pour que ceux-ci soient réutilisables ou recyclables ou avec un faible contenu carbone, la promotion de labels environnementaux spécifiques, l’établissement de critères préférentiels dans le cadre des marchés publics, et cetera.

    Un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières proportionné et ciblé trouve sa place dans cet arsenal de mesures d’accompagnement pour protéger les producteurs de l'UE de la concurrence déloyale des produits importés dans l'Union en provenance de pays où les systèmes de tarification du carbone ou les objectifs climatiques ne sont pas comparables, voire n'existent pas. En effet, il permettrait d’obtenir un signal-prix carbone complet en tarifant les émissions de gaz à effet de serre des produits pénétrants sur le marché européen à un niveau d’ambition équivalent à celui couvrant les produits issus de l’UE. Pour les industries ETS (Emission Trading Scheme) et non-ETS à risque de fuites de carbone, un tel mécanisme doit également réduire l'impact des instruments de tarification du carbone, afin de ne pas conduire à une délocalisation de ces industries ni des emplois qui y sont liés.

    L’allocation gratuite dans le cadre de l’ETS dont bénéficient certains secteurs (comme l’acier et le ciment, mais pas la production d’électricité) n’est pas calibrée dans la perspective du renforcement attendu de celui-ci à l’horizon 2030 et d’un objectif de neutralité carbone en 2050, car le nombre de quotas à distribuer gratuitement a par définition vocation à diminuer, en corrélation avec le plafond (« cap ») de l’ETS qui diminue graduellement. À plus ou moins long terme, avant 2050, il n’y aura donc plus du tout de quotas gratuits à distribuer ! C’est pourquoi un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières sera donc, s’il est bien conçu, plus approprié dans le long terme que le système actuel d’allocation gratuite pour limiter les fuites de carbone. Malgré deux décennies d'intenses négociations, il a été impossible de faire des progrès significatifs dans la mise en place d'un mécanisme mondial de tarification du carbone.

    De nouvelles initiatives européennes doivent donc être lancées pour uniformiser les règles du jeu sur les marchés mondiaux des entreprises à haute intensité énergétique. De plus, nos industries à haute intensité énergétique restent d'importants pourvoyeurs d'emplois dans l'UE (près de 6 millions de travailleurs) et revêtent la plus haute importance stratégique pour une série de secteurs industriels en aval des chaînes de valeur (automobile, défense, construction navale, aérospatiale, ferroviaire, construction). Le maintien et le renforcement des chaînes de valeurs intégrées connexes dans l'UE doivent donc être une priorité politique pour l'UE qui est compatible avec celui, tout aussi important, de décarboner notre économie.

    Toutes ces raisons expliquent une fois encore pourquoi un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l'UE est selon la Région wallonne un élément important d'une série d'instruments qui doit conduire à décarboner ces secteurs stratégiques par l'innovation et l'investissement sans entraver leur rentabilité et sans menacer les emplois associés.

    De nombreux aspects de ce mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ont nécessité bon nombre de discussions techniques et politiques, souvent difficiles, à tous les niveaux depuis que la Commission a déposé sa proposition de règlement en juillet 2021. À la suite de cet intense travail, ce 12 décembre 2022, les négociateurs du Conseil et du Parlement européen sont parvenus en trilogue avec la Commission européenne à un accord de nature provisoire et conditionnelle sur le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (CBAM). L'accord doit être confirmé par les représentants des États membres et par le Parlement européen, et adopté par les deux institutions avant d'être définitif.

    En ce qui concerne les produits et les secteurs qui entrent dans le champ d'application des nouvelles règles, si elles sont adoptées, le CBAM couvrira dans un premier temps un certain nombre de produits spécifiques dans certains des secteurs les plus intensifs en carbone : la sidérurgie, le ciment, les engrais, l'aluminium, l'électricité et l'hydrogène, ainsi qu’un nombre limité de produits en aval. Les émissions indirectes seront également incluses dans le règlement, mais de manière bien circonscrite. Ce champ d'application est donc bien ciblé sur les secteurs qui ont besoin d'un tel système pour assurer leur compétitivité au niveau mondial. Cela fait suite à une évaluation souvent approfondie des modèles commerciaux sectoriels afin que les secteurs à fortes émissions - liés à l'énergie ou aux processus - et exposés à une rude concurrence sur les marchés mondiaux soient choisis en priorité.

    En effet, avec ce mécanisme, il convient d'éviter d’impacter de manière trop forte les industries en aval de la chaîne de valeur, qui ne sont pas couvertes par l'ETS, mais pour lesquelles l'accès aux marchandises produites par les entreprises à haute intensité énergétique est une question de compétitivité. La conception du mécanisme devait donc protéger les industries très énergivores contre les fuites de carbone sans menacer les autres secteurs qui pourraient sinon délocaliser leurs productions. Pour faire face aux évolutions technologiques et du marché, ce mécanisme sera dynamique et sa portée régulièrement revue pour concilier ambitions climatiques et protection de l’industrie et des emplois européens.

    Les produits chimiques organiques n’ont pas été inclus dans le champ d'application en raison de limitations techniques qui ne permettent pas actuellement de définir clairement les émissions intégrées des biens importés. Des contraintes techniques similaires s'appliquent aux produits de raffinage. Ces produits nécessiteront donc davantage de données et d'analyses avant de pouvoir reconsidérer ultérieurement leur potentielle inclusion.

    La raison d’avoir inclus l’hydrogène dans cette règlementation, en dépit du fait qu’actuellement les importations d'hydrogène dans l'UE se situent à des niveaux relativement faibles, est que cette situation devrait changer de manière significative dans les années à venir. En effet, la mise en œuvre du paquet "Fit for 55" encouragera l'utilisation de l'hydrogène renouvelable. Pour la décarbonisation de l'industrie dans son ensemble, la demande en hydrogène renouvelable va donc augmenter, et par conséquent conduire à des processus de production non intégrés dans les produits aval où l'hydrogène est un précurseur. L'inclusion de l'hydrogène dans le champ d'application du CBAM est donc le moyen approprié pour favoriser davantage la décarbonisation de l'hydrogène.

    En vertu de l'accord provisoire en trilogue, le CBAM commencera à fonctionner à partir d'octobre 2023. Dans un premier temps, un CBAM simplifié s'appliquera avec uniquement des obligations de déclaration des contenus carbone des produits importés, sans aucune taxe à payer pour ceux-ci. Le but sera en fait de collecter des données. À partir de 2026, le CBAM complet entrera en vigueur. Il sera mis en place progressivement, parallèlement à une suppression progressive des quotas gratuits jusqu’en 2034 dans le cadre du système d'échange de quotas d'émission (ETS) révisé de l'UE pour les secteurs concernés. La Commission européenne estime que la suppression totale à terme de ces quotas gratuits est nécessaire pour garantir la compatibilité de CBAM avec les règles internationales en matière de commerce.

    Des travaux sont par ailleurs nécessaires sur les mesures visant à prévenir les fuites de carbone sur les exportations. Et c’est bien là que le bât blesse, car pour le moment nous n’avons aucune garantie que ces mesures protectionnistes, tant d’un point de vue environnemental qu’économique, seront efficaces. C’est donc un chèque en blanc que l’on signerait si le CBAM était lancé avant de connaître ces mesures. C’est pourquoi la Belgique s’abstiendra, sans s’y opposer, de voter le texte adopté en trilogue lors du prochain Conseil, bien que beaucoup d’éléments répondent cependant par ailleurs à nos attentes. Ce point est en effet crucial pour la compétitivité de nos entreprises exportatrices et doit selon nous être réglé sans attendre pour donner à ces dernières de la prévisibilité et de la sécurité juridique à long terme pour prendre leurs décisions d’investissement. Sans cela, les investisseurs risquent de se détourner de notre territoire européen aux incertitudes trop grandes pour eux. À titre personnel, je n’espère pas que ce règlement ne soit pas adopté, mais j’espère que la Commission prendra enfin la mesure des risques environnementaux, sociaux et économiques qui pèsent sur l’Union si de robustes et efficaces mesures de protection de nos industries exportatrices ne sont pas rapidement prises en parallèle.