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L'impact de la réforme du brevet au niveau européen sur l'usage des logiciels libres et de l'open source

  • Session : 2020-2021
  • Année : 2021
  • N° : 566 (2020-2021) 1

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  • Question écrite du 01/07/2021
    • de BIERIN Olivier
    • à BORSUS Willy, Ministre de l'Economie, du Commerce extérieur, de la Recherche et de l'Innovation, du Numérique, de l'Aménagement du territoire, de l'Agriculture, de l'IFAPME et des Centres de compétences
    La question du brevet est régie actuellement par la Convention sur le brevet européen (CBE), qui en son article 52 prévoit une exception à la brevetabilité pour les programmes d'ordinateur.
     
    Ainsi, les logiciels bénéficient aujourd'hui d'une protection juridique contre la brevetabilité. Par trois fois auparavant, en 1999, 2003 et en 2005 plus précisément, un projet de brevet unitaire à l'image de celui qui existe aux États-Unis a été mis sur la table au Parlement européen. Par trois fois également, il a été refusé.
     
    Cependant, une réforme du brevet au niveau européen est en préparation depuis 2012. Cette réforme vise à créer un brevet unitaire européen ainsi qu'une juridiction unifiée du brevet et devrait entrer en vigueur en 2022.
     
    D'aucuns voient dans cette réforme des brevets une menace pour le secteur numérique européen et en particulier wallon, en mettant en péril la compétitivité des PME, qui ont moins de capacités pour enregistrer ou racheter un brevet. De plus, aux États-Unis, des entreprises se sont créées avec comme seul « business model » d'acheter des brevets logiciel et de lancer des procédures judiciaires afin de réclamer des dommages et intérêts aux entreprises qui développeraient des programmes similaires. Elles sont appelées des « patent trolls », et sont également néfastes pour la vitalité du secteur.
     
    D'autres estiment que l'article 52 de la CBE n'est pas concerné par la réforme, et donc qu'il n'y a pas d'inquiétude à avoir.
     
    De plus, si au sens de la loi, les logiciels ne peuvent pas faire l'objet d'une brevetabilité, dans les faits, l'Office européen des brevets (OEB), qui se charge d'accorder les brevets, rend parfois des interprétations qui mènent à accorder des brevets comme « invention implémentée par des ordinateurs ». Certains acteurs argumentent qu'il s'agit là d'une insécurité juridique qu'il faut corriger, et plaident ainsi pour une précision de la législation.
     
    Quelle est l'analyse de Monsieur le Ministre quant à cette réforme ?
     
    Quelle est la position de la Wallonie à ce sujet ?
     
    Cette nouvelle réforme européenne représente-t-elle une menace pour le secteur numérique ?
  • Réponse du 16/07/2021
    • de BORSUS Willy
    La question que l’honorable membre adresse est complexe, car elle porte sur trois aspects différents qui nécessitent chacune des compétences spécifiques et pointues, à savoir :
    - la convention sur le brevet européen (CBE) ;
    - les patents trolls ;
    - la brevetabilité des logiciels.

    La demande est vaste et nécessite une analyse technique très poussée par des spécialistes du (des) domaine(s).

    Rappelons que la compétence en matière de propriété intellectuelle (brevets) est toujours une compétence du Fédéral (article 6, §1er, VI, alinéa 3, 7° de la Loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980). L'autorité fédérale est, en outre, seule compétente pour la propriété industrielle et intellectuelle.

    En matière de brevetabilité, un logiciel (code source) n’est pas brevetable, mais est bien protégé par un droit d’auteur (comme un livre par exemple).

    Les licences de logiciels libres incluent fréquemment des clauses relatives aux brevets, soit pour leur documentation (p. ex. licence Apache), soit pour l'octroi automatique d'une licence pour les utilisateurs du logiciel libre (p. ex. licence GPL v3), ce qui permet d'éviter que le développeur ne se retourne ensuite sur les utilisateurs en invoquant une violation du brevet. Ce qui permet notamment de protéger partiellement les utilisateurs des excès du système de brevets étasunien.

    Le principe du brevet logiciel est jugé nuisible tant au logiciel libre en lui-même qu'à l'innovation dans le secteur numérique en général. Sur ce plan, les arguments contre le brevet logiciel restent les mêmes que lors des tentatives d'imposer le brevet logiciel sur le modèle américain dans les années deux mille.

    Les brevets logiciels, s'ils venaient à être, par voie légale ou par état de fait, encouragés, entraîneraient une barrière à l'entrée supplémentaire dans le secteur du numérique où l'innovation est très fortement cumulative et itérative. Cette caractéristique est particulièrement marquée avec le logiciel libre, dont l'intérêt réside moins dans l'existence d'un logiciel-stock que dans celle d'un logiciel-flux, c'est-à-dire un flux de contributions sur un code source commun et alimenté par une communauté ou un écosystème plus ou moins structuré. La dimension itérative, cumulative et massivement collaborative, souvent distribuée, est justement une marque de fabrique du logiciel libre, qui ne pourrait dès lors que souffrir d'une mesure sur les brevets logiciels, en particulier face à l'émergence d'acteurs prédateurs.

    La menace est sans doute proportionnellement moindre aujourd'hui pour le logiciel libre / open source que pour les éditeurs du secteur numérique, car, d'une part, les projets libres se sont structurés (p. ex. fondations) pour notamment faire face aux menaces juridiques, d'autre part, après une période d’hostilité de certains acteurs industriels (p. ex. Microsoft), s'appuyant notamment sur des arguments juridiques liés aux brevets logiciels, les logiciels libres / open source sont devenus une composante d'un modèle de production industrialisé du logiciel et des technologies cloud adoptées par la plupart des entreprises, y compris les entreprises recourant à des modèles dits propriétaires. Il est donc vraisemblable que la volonté de recourir au brevet logiciel pour nuire à la concurrence du logiciel libre soit moindre en 2020 qu'en 2000.

    Cela doit cependant rester un point d'attention majeur dans le contexte des débats européens en matière de souveraineté numérique (exemple de scénario : attaque devant les tribunaux en violation de brevet d'un opérateur cloud européen recourant à des technologies open source concurrentes des technologies issues des piles technologiques gérées par les GAFAM).

    Il faut être extrêmement prudent sur ce dernier point vu le contexte actuel lié aux débats sur le respect du RGPD, la confidentialité des données (y compris commerciales ou R&D) et la souveraineté numérique (qui ne sera pas résolue simplement en achetant des licences à Google ou Microsoft comme le gouvernement français semble aujourd'hui tenté de le faire par exemple).

    En outre, la thématique de l’impact négatif de la « brevetabilité des logiciels » sur l’open source est très technique et complexe, et elle ne date pas d’hier.

    Présenter le fait que « les logiciels bénéficient aujourd'hui d'une protection juridique contre la brevetabilité » est une déclaration qui ne reflète pas les nuances de la situation juridique actuelle. Le texte ne prévoit l’exclusion que des logiciels « en tant que tels », et nous savons que l’interprétation de ce texte par les offices de brevet a permis de breveter énormément d’« inventions mises en œuvre par ordinateurs ».

    La thématique a déjà fait couler beaucoup d’encre, et, comme l’honorable membre le mentionne dans son intervention, un projet de directive européenne, censé clarifier la situation, a avorté en 2005.

    Je ne dispose actuellement pas d’une analyse approfondie liée à l’incidence du brevet unitaire sur ce débat de fond, mais à ma connaissance, le système de brevet unitaire s’appuiera sur le brevet européen déjà en fonction, et ne devrait pas modifier les règles concernant les inventions protégeables.

    Il serait donc intéressant de connaître les arguments de ceux qui identifieraient une menace particulière (et additionnelle) dans le projet du brevet unitaire.