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Le monopole de Skeyes et ses obligations de service

  • Session : 2021-2022
  • Année : 2022
  • N° : 92 (2021-2022) 1

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  • Question écrite du 26/04/2022
    • de CRUCKE Jean-Luc
    • à DOLIMONT Adrien, Ministre du Budget et des Finances, des Aéroports et des Infrastructures sportives
    En mai 2019, suite à des mouvements sociaux à répétition au sein du personnel de Skeyes, entreprise publique fédérale autonome, Ryanair saisit en extrême urgence, le tribunal de l'Entreprise du Hainaut, division de Charleroi, et obtient une ordonnance de réouverture de l'espace aérien sous menace d'une astreinte de 150 000 euros d'astreinte par heure de fermeture.

    Suite à une tierce opposition introduite par Skeyes, le tribunal va poursuivre le dossier et saisir la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) de deux questions préjudicielles. Cette saisie donnera pour la première fois l'occasion à la CJUE d'interpréter le Règlement 550/2004 relatif à la fourniture de services de navigation aérienne dans le ciel unique européen !
    Les conclusions rendues par l'Avocat général, en date du 13 janvier dernier, sont particulièrement intéressantes et permettent de penser qu'elles conforteront le point de vue défendu par la Wallonie et Ryanair, si la CJUE les entérine.

    L'Avocat général rappelle opportunément que :
    - la fermeture de l'espace aérien doit pouvoir faire l'objet d'un contrôle juridictionnel ;
    - Skeyes ne bénéficie d'aucune immunité juridictionnelle ;
    - les transporteurs aériens sont fondés à saisir les tribunaux nationaux en vue de contrôler les manquements des prestataires de service ;
    - la discontinuité du service peut être acceptée lorsqu'elle résulte d'une grève revêtant le caractère de force majeure, ce que ne sont pas des actions collectives qui ont un caractère répétitif pendant une période donnée.

    Quelle analyse Monsieur le Ministre fait-il des conclusions de l'Avocat général ?

    Quelles modifications celle-ci permettrait-elle d'envisager dans les relations avec Skeyes et l'entité fédérale ?

    La Wallonie et le Royaume de Belgique n'ont manifestement pas adopté le même argumentaire à l'audience du 20 octobre 2021 !

    Si l'État fédéral s'est déjà fait retoquer quant à la recevabilité de l'affaire, peut-il énumérer les autres différences d'opinions qui distinguent les observations respectivement soulevées par les gouvernements belge et wallon ?

    Ces différences ont-elles pu faire l'objet d'une discussion entre autorités depuis et un rapprochement est-il possible ?

    Quand l'arrêt de la CJUE est-il attendu ?
  • Réponse du 19/05/2022
    • de DOLIMONT Adrien
    Le 16 mai 2019, Ryanair a introduit une action devant le Tribunal de l’Entreprise du Hainaut, division Charleroi, invoquant un préjudice qui lui aurait été causé par Skeyes.

    En l’espèce, Ryanair sollicitait des mesures provisoires en extrême urgence suite à la fermeture de l’espace aérien belge en raison d’un manque de personnel causé par une action collective menée par les travailleurs de Skeyes. Il y a lieu de relever que ce n’était pas la première fois que l’espace aérien belge était fermé en raison de troubles sociaux et d'un manque récurrent de contrôleurs aériens.

    Dans ce contexte, Ryanair a également entamé une procédure nationale devant le Tribunal de l’Entreprise du Hainaut, division de Charleroi. Ryanair ayant obtenu des astreintes en référé et par défaut, Skeyes a fait opposition devant le même Tribunal.

    Cela a conduit le Tribunal de l’Entreprise à poser deux questions préjudicielles, le 31 juillet 2020, à la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) :

    1. Le Règlement (CE) n°550/2004 précité, doit-il être interprété en ce sens qu’il autorise les États membres à soustraire au contrôle judiciaire de ces États membres, les manquements allégués à l’obligation de fourniture de services par le prestataire de services de la circulation aérienne, ou les dispositions de ce Règlement doivent-elles être interprétées dans le sens qu’elles obligent les États membres à organiser un recours efficace contre les manquements allégués compte tenu de la nature des services à fournir ?

    2. Le Règlement (CE) n°550/2004 doit-il être interprété comme excluant non seulement les règles de la concurrence proprement dite, mais également toutes autres règles applicables aux entreprises publiques actives sur un marché de biens et de services, qui ont un effet indirect sur la concurrence, telles que celles interdisant les entraves mises à la liberté d’entreprendre et de prestation de service ?

    Pour rappel, la Région wallonne n’est pas partie dans ce litige, mais était par contre intervenante volontaire en soutien de BSCA, comme la SOWAER également, devant le Tribunal de Première instance du Hainaut concernant des faits identiques.

    Dans ce cadre, dans un jugement du 7 octobre 2021, le Tribunal de première instance avait cependant jugé la demande principale de BSCA et les demandes incidentes de la Région wallonne et de la SOWAER recevables, mais non fondées.

    Le Tribunal s’appuyait notamment sur le fait qu’aucune obligation réglementaire ou contractuelle n’imposait à Skeyes d’assurer un accès ininterrompu à l’espace aérien. De plus, l’État belge était également exonéré de toute responsabilité, car la conséquence de ne pas avoir imposé une telle obligation n’empêchait pas Skeyes d’agir comme toute autorité normalement prudente et diligente.

    Suite à la volonté de BSCA de ne pas interjeter appel, le Ministre wallon des Aéroports avait décidé de suivre cette décision et le Gouvernement wallon a mandaté la SOWAER afin de procéder au paiement des indemnités de procédure à l’égard de Skeyes et de l’État belge.

    À la suite des deux questions préjudicielles posées par le Tribunal de l’Entreprise, les conclusions de l’Avocat général ont été rendues le 13 janvier 2022.

    Préalablement au développement de son avis, l’Avocat général reconnait tout d’abord que Skeyes est autorisée à appliquer une mesure de « taux zéro » signifiant qu’aucun aéronef ne peut décoller, atterrir, ni même transiter dans l’espace aérien belge ou dans certaines zones de celui-ci.

    Une telle fermeture de l’espace aérien peut être justifiée en des raisons de sécurité (conditions météorologiques extrêmes, actes de terrorisme, adaptations de systèmes et d’installations de contrôle du trafic aérien, et cetera) qui demeure la première priorité des prestataires de services de la circulation aérienne.

    Toutefois, l’Avocat général précise que la sécurité aérienne ne peut être invoquée, dans le cadre d’une mesure de « taux zéro », lorsque son origine est exclusivement imputable au prestataire de services de navigation aérienne.

    Concernant la première question préjudicielle, l’Avocat général rappelle que :
    - l’article 8 du Règlement européen n°550/2004 relatif à la fourniture de services de navigation aérienne dans le ciel unique européen n'autorise pas à soustraire le prestataire du contrôle des juridictions nationales sur les manquements liés à l'obligation de fourniture de services ;
    - l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne permet aux transporteurs aériens d'introduire un recours juridictionnel effectif pour faire cesser les manquements du prestataire à son obligation de fourniture de services de la navigation aérienne.

    L’Avocat général complète ses propos en affirmant qu’aucune législation européenne n’existe pour déterminer la juridiction compétente en l’espèce. Dès lors, il s’agit de se référer à l’ordre juridique interne de chaque État membre afin de régler la question.

    Par conséquent, selon lui, l’existence d’un mécanisme de contrôle administratif des activités du contrôleur aérien, via le Conseil d’État, ne peut pas se substituer à un contrôle juridictionnel effectif ni priver une entreprise de tout recours juridictionnel.

    Par ailleurs, les juges nationaux doivent pouvoir adopter des mesures provisoires pour assurer la pleine efficacité d’un jugement futur qui sera relatif à des droits subjectifs invoqués sur la base du droit de l’Union européenne.

    Concernant la seconde question préjudicielle, comme le relève le Tribunal de l’Entreprise, le considérant 5 du Règlement européen n°550/2004 précise explicitement que : « la fourniture de services de navigation aérienne, envisagée dans le présent règlement, se rattache à l’exercice de prérogatives de puissance publique, qui ne présentent pas un caractère économique justifiant l’application des règles de concurrence du traité ».

    En revanche, pour l’Avocat général, ce même Règlement n’exclut pas l’application, à l’égard des prestataires désignés pour fournir des services de navigation aérienne, des règles applicables aux entreprises publiques opérant dans un marché de biens et de services, telles que celles interdisant les entraves à la liberté d’entreprendre et à la libre prestation de services.

    Ces conclusions se rapprochent de la thèse défendue par Ryanair.

    Il revient maintenant à la CJUE de se prononcer sur les conclusions de l'Avocat général et de transmettre son arrêt au Tribunal de l'Entreprise du Hainaut qui devra trancher le litige au regard des conclusions de la Cour.

    La Cour pourrait suivre les conclusions de l’Avocat général et un tel arrêt viendrait probablement clarifier la situation.

    Skeyes ne bénéficierait d'aucune immunité et ne pourrait se retrancher derrière son statut d'entreprise publique pour s'arroger des prérogatives d'État en vue d’échapper à ses responsabilités ou à d’éventuelles condamnations.

    Enfin, cette opinion de l’Avocat général, si elle est suivie par la CJUE, pourrait bien entendu être intégrée dans les discussions en vue de la rédaction du futur contrat de gestion afin de motiver la mise en place d’un service minimum à garantir par Skeyes, en précisant le contenu et les modalités de ce dernier. Cela permettrait de clarifier de manière opportune les responsabilités de chacun et les attentes de la Wallonie à l’égard du prestataire.