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L'effet des nitrates sur l'environnement

  • Session : 2011-2012
  • Année : 2012
  • N° : 604 (2011-2012) 1

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  • Question écrite du 15/03/2012
    • de DODRIMONT Philippe
    • à HENRY Philippe, Ministre de l'Environnement, de l'Aménagement du Territoire et de la Mobilité

    De manière croissante, des voix s’élèvent pour nuancer le dogme de la toxicité des nitrates sur l’environnement. En effet, le nitrate serait considéré par une partie des scientifiques comme ayant des effets bénéfiques pour l’homme et son environnement.

    Que pense Monsieur le Ministre de ces affirmations ?
  • Réponse du 19/07/2012
    • de HENRY Philippe

    Comme le souligne l'honorable membre dans sa question, la presse agricole spécialisée se fait l'écho depuis plusieurs semaines des thèses de Mr Buson, Président de l'Institut Scientifique et Technique de l'Environnement en France. Ces thèses sont relayées par un certain nombre « d'azotosceptiques » qui remettent en cause les effets néfastes du nitrate sur la santé humaine et l’environnement, avec en ligne de mire la norme des 50 mg de nitrate par litre d’eau, sur laquelle s'appuie l'essentiel de la législation européenne (directive « eau potable » 98/83/CE, directive « nitrate » 91/676/CE, directive cadre « eau » 2000/60/CE) à laquelle, je le rappelle, la Wallonie ne peut déroger, au risque de subir une condamnation de la Cour de justice européenne, assortie la plupart du temps d'astreintes financières conséquentes.

    La réponse à la question va me permettre également d'apporter des éléments de réponse à la lettre ouverte que Monsieur Gustave Wuidart (Président de la Section Régionale de la FWA de Verviers) m'a adressée dans le Sillon belge du 10 février dernier.

    Les arguments avancés par les détracteurs de la directive « nitrate » ont déjà suscité de multiples réactions de fond, ainsi que le développement de nombreux contre-arguments de la part du monde scientifique et technique, tant en France (1) qu'en Belgique. Je ne peux pas tous les citer, mais j'invite néanmoins l'honorable membre à prendre connaissance des réflexions et des compléments d'informations que les responsables scientifiques du Centre agri-environnemental de Michamps ont fait paraître dans le Sillon Belge du 17 février dernier. Références à l'appui, ces auteurs nous aident à relativiser les affirmations et les conclusions des études savamment sélectionnées par Mr Buson, en particulier celles qui concernent la santé publique, un domaine dans lequel le principe de précaution doit rester de mise.

    Au niveau environnemental, je partage également l'avis des responsables du Centre de Michamps qui soulignent à juste titre le caractère beaucoup trop compartimenté de l'analyse de Mr Buson. En effet, celle-ci n'intègre pas suffisamment les effets collatéraux des pollutions azotées, d'une part sur les « autres consommateurs d'eaux brute »" (comme le bétail, la faune ou la flore sauvage p.ex.) et d'autre part, sur les autres composantes de l'environnement telles que l'air, la biodiversité ou les sols.

    En ce qui concerne les aspects normatifs, il est bon de rappeler que la norme des 50 mg NO3-/l qui fait actuellement débat s'inspire de la valeur guide recommandée par l’Organisation Mondiale de la Santé en 1970. Depuis lors, cette valeur a été réévaluée par l'OMS et elle a été à nouveau confirmée en 2007 (2), sur une base consensuelle et en tenant compte des résultats des analyses de risque pour la santé humaine (et donc de facto des dernières avancées scientifiques dans le domaine). Je tiens aussi à souligner que la norme est plus sévère aux USA et au Canada qu'en Europe, les autorités de ces deux pays ayant jugé opportun de la fixer à 45 mg NO3-/l.

    A mon sens, la controverse actuelle qui gravite autour de cette norme ne doit pas devenir l’arbre qui cache la forêt, et moins encore un élément déclencheur qui, faute de garde-fou ou de signal d'alarme approprié, ouvre la porte à des pratiques et à des comportements collégiaux irraisonnés, voire irresponsables, vis à vis de la qualité et de la durabilité de nos ressources naturelles dont les services, faut-il le rappeler, nous font tous vivre (biologiquement et économiquement). La présence de concentrations excessives et croissantes d'azote (quelle que soit sa forme) dans l'eau, l'air, les sols ou les écosystèmes constitue sans nul doute un signal fort, qui doit tous nous faire réagir.

    Pour paraphraser les propos de mon interlocuteur du Sillon belge, il est clair que si nous laissons volontairement aller les choses dans la mauvaise direction, nous ne devrons bientôt peut-être plus parler de non assistance à personne en danger, mais plutôt de non assistance à société en danger.

    Dès lors, il m'apparaît utile que l'ensemble des acteurs concernés (consommateurs, producteurs et décideurs) analysent, agissent et pensent « beaucoup plus loin et beaucoup plus large », en intégrant notamment dans leurs réflexions et leurs comportements les effets directs et indirects, à moyen et à long terme, de la perturbation du cycle naturel de l’azote, non seulement sur la santé humaine, mais aussi sur l’ensemble des composantes environnementales qui soutiennent la vie sur terre, sans éluder bien entendu la question des impacts sociaux et économiques induits d'une part, par les pollutions azotées et d'autre part, par les mesures qui visent à réduire ces pollutions (en termes notamment de coûts et de bénéfices internes et externes).

    Pour alimenter la réflexion, j'invite l'honorable membre à prendre connaissance d’un ouvrage de synthèse multidisciplinaire très intéressant intitulé « The European Nitrogen Assessment : Sources, Effects and Policy Perspectives » (ENA) publié en 2011 aux presses universitaires de Cambridge et édité par 8 scientifiques renommés dans des domaines variés (pollutions atmosphériques, eutrophisation, perte de biodiversité, productions agricoles durables…). Ont également participé à la rédaction de ce document, 89 organisations et plus de 200 experts issus de 21 pays de l’UE (dont la Belgique).

    Ce rapport d’évaluation très complet (de plus 600 pages) décrit notamment les processus clés du cycle de l’azote, identifie les zones les plus menacées, compare pour la première fois les balances azotées des principaux pays européens et propose des pistes pour une meilleure gestion de l’azote au niveau local et global. Une partie entière du document est consacrée à l'analyse des principales menaces sociétales liées à la pollution azotée, en ce compris une analyses prospective et une analyse coûts-bénéfices de la problématique.

    Je me permets de livrer ci-dessous quelques messages clés tirés de cette partie (en particulier des résumés adressés aux décideurs politiques), en précisant bien qu’il s’agit uniquement d’extraits choisis de textes qui ne doivent en aucun cas dispenser de la lecture de la totalité de l’ouvrage.

    - En ce qui concerne les effets sur la qualité des eaux, les auteurs rappellent que « l’augmentation anthropique des quantités d’azote dans les eaux européennes constitue une menace directe pour l’homme et les écosystèmes aquatiques ». Ils affirment aussi que « les pressions azotées exercées en Europe ont fortement participé au déclin de la biodiversité et endommagé la résilience des écosystèmes aquatiques » et que « ces pressions continuent de menacer durablement la fourniture de biens et de services qu’assurent les écosystèmes aquatiques au bénéfice du bien-être humain ».

    - En ce qui concerne la qualité de l'air, « les émissions atmosphériques d'oxydes d'azote (N2O, NO et NO2) et d'ammoniac (NH3) qui résultent de la combustion de combustibles fossiles, mais aussi de la gestion (stockage et épandage) des engrais agricoles induisent une série d'impacts négatifs sur la santé humaine et les écosystèmes naturels et cultivés (acidification, eutrophisation…). Par ailleurs, les composés azotés sont impliqués dans la formation de polluants secondaires problématiques tels que les particules en suspension ou l'ozone troposphérique ». Malgré les efforts de réduction qui ont déjà été réalisés, la Wallonie comme la plupart des pays de l'UE d'ailleurs, peine encore à respecter certaines normes, ainsi que les plafonds d'émissions qui ont été définis pour protéger la santé humaine et celle des écosystèmes (3). Ainsi, depuis plus de 20 ans, la quasi-totalité des écosystèmes des milieux ouverts de Wallonie sont affectés par dépôts azotés qui dépassent la charge critique en azote eutrophisant qu'ils peuvent accepter sans risque de dommages à long terme. Cet exemple parmi d'autres témoigne de la (sur)saturation en azote de la plupart des écosystèmes européens.

    - A ce sujet, les auteurs de l'ouvrage confirment que : « A cause des impacts très importants des apports cumulés d'azote dans les sols, il est fort probable que la biodiversité décline en Europe depuis de nombreuses dizaines d'années. Par ailleurs, la récupération totale de cette biodiversité en réponse à une réduction des dépôts azotés sera lente, en particulier dans les écosystèmes les plus impactés, qui nécessiteront dans certains cas des opérations de restauration ». Ceux-ci signalent aussi que « Des apports trop élevés en azote minéral peuvent aussi menacer à long terme la qualité des sols agricoles et forestiers, au niveau notamment du contenu et de la qualité des matières organiques du sol, avec des effets négatifs attendus sur la production de biomasse et la biodiversité ». Les fonctions et les propriétés des sols, qui constituent le premier outil de production du secteur agricole, courent donc le risque, elles aussi, d'être altérées par des apports excessifs d'engrais minéraux azotés.

    - A propos des effets du nitrate sur la santé humaine, les auteurs soulignent aussi la controverse qui existe actuellement au sujet du rôle du nitrate dans le déclenchement de maladies graves comme la méthémoglobinémie (syndrome du bébé bleu, extrêmement rare en Europe) ou encore le cancer (du tractus digestif notamment). Si le rôle du nitrate comme élément essentiel du métabolisme humain n'est plus à démontrer (du moins lorsqu'il est ingéré en quantités adaptées), les auteurs attirent toutefois l'attention sur le fait que : « Lorsque le nitrate est réduit en nitrite en conditions acides dans l'estomac, il peut se combiner avec certaines protéines et former des composés de type N-nitrosamines qui sont classés comme cancérogènes probables. La valeur guide de 50 mg NO3-/l recommandée par l'OMS représente un compromis qui ne tient pas compte du rôle possible du nitrate comme précurseur de N-nitrosamines cancérogènes ». Ils ajoutent également que : « S'il y a un consensus pour dire que l’association entre le nitrate et la méthémoglobinémie est faible, il y a malgré tout de plus en plus de preuves scientifiques qui mènent à la conclusion que le développement croissant du cancer du colon constitue l’un des plus important impact chronique sur la santé lié à la présence de nitrate dans les eaux de boisson à des concentrations supérieures à 25 mg/l ».

    Le débat est donc loin d'être clos d'autant que, si les effets directs de l’enrichissement en azote des eaux potables sur la santé humaine ont été largement documentés dans la littérature scientifique et réglementés, c’est moins le cas pour les effets indirects comme ceux liés à l’eutrophisation des eaux de surface (qui conduit notamment à la prolifération de cyanobactéries productrices de toxines).

    En conclusion, les raisons pour lesquelles les politiques mises en œuvre en Europe tiennent compte des risques pour la santé associés à une augmentation de la concentration en nitrate dans les eaux sont (i) l'exposition chronique et potentiellement massive à ces risques, (ii) les preuves empiriques d'une augmentation du risque et (iii) les options relativement simples à mettre en œuvre pour prévenir une exposition à ces risques.

    La Wallonie ne peut remettre en cause ces principes généraux (qui semblent d'ailleurs de bons sens), ni le sérieux des études scientifiques qui ont conduit l'OMS à recommander une valeur guide de 50 mg de nitrate/l, et encore moins lever l'ensemble des incertitudes qui persisteraient quant aux effets du nitrate sur la santé des consommateurs.

    Un travail (éventuel) de révision doit être réalisé au niveau international (au minimum au niveau européen) au sein de cénacles adaptés tels que l'OMS, les universités, les centres de recherche ou pourquoi pas via un groupe intergouvernemental d’experts (à l’instar du GIEC pour les changements climatiques) où des recommandations visant à réduire l'ensemble des impacts du cycle anthropique de l'azote pourraient être acceptées par tous.

    Afin que mon analyse de la problématique soit la plus complète possible, je terminerai par quelques considérations d'ordre économique : Le rapport européen auquel j'ai fait référence précédemment indique que le coût total annuel des pollutions azotées en Europe (UE-27) varie actuellement entre 70 et 320 milliards d’euros, ce qui représente entre 150 et 750 euros/habitant, dont environ 75 % sont liés à des problèmes de santé et de pollution de l’air. Autre élément important : « Les bénéfices sociaux qui résulteraient de la mise en application des mesures destinées à réduire les émissions d’azote dans l’environnement excèdent les coûts engendrés par cette diminution ».

    Outre le fait qu’une diminution des émissions d’azote dans l’air ou dans l’eau puisse permettre une réduction des coûts environnementaux, elle peut également engendrer des économies substantielles pour différents secteurs d’activités et ce, à un niveau de production équivalent, voire supérieur. Le secteur agricole est à même de le démontrer : sur la période 1995 à 2007, les indices de production des trois principales cultures arables cultivées en Wallonie ont progressé de 5 à 40 %, alors que dans le même temps les quantités épandues d'azote organique et d'azote minéral diminuaient de 9 et 23 % respectivement (4). Ce découplage témoigne notamment des progrès accomplis en Wallonie dans les domaines de l'utilisation raisonnée des engrais de synthèse et de la sélection des variétés.

    Au niveau européen, les résultats de l’analyse coût/bénéfice (ACB) publiée récemment dans le rapport « ENA » suggèrent qu’au niveau actuel de la fertilisation minérale azotée, les coûts marginaux environnementaux liés à l’utilisation d’engrais minéraux azotés (5) (externalités) sont équivalents aux bénéfices marginaux obtenus par les agriculteurs (soit environ 7 euros par kilo d’azote minéral utilisé au maximum et 0,5 euro/kg au minimum). Etant donné que les émissions d’azote et leurs impacts environnementaux augmentent proportionnellement avec l’utilisation d’engrais minéraux, alors que les effets sur les rendements des cultures se stabilisent, le risque de voir les externalités dépasser les bénéfices aura tendance à augmenter avec des apports croissants d'azote. Il y a donc tout intérêt à optimaliser la gestion de l’azote agricole, afin de réduire les coûts environnementaux tout en maximalisant les bénéfices obtenus en matière de rendement. C'est une question de bon sens à laquelle adhère fort heureusement la plupart des agriculteurs.

    Toutefois, dans ce domaine, on peut considérer qu'il existe encore une marge de progression en Wallonie. En effet, à défaut de disposer d'une ACB détaillée des pratiques agricoles, on peut examiner la balance azotée des sols agricoles wallons. En moyenne, ceux-ci présentent de manière chronique un surplus d'environ 90 kg/ha et par an (ce qui classe la Wallonie parmi les plus mauvais élèves des pays de l'OCDE). Ce surplus d'azote minéral est définitivement perdu pour les agriculteurs wallons, car il sera transféré à terme vers l'atmosphère et/ou les masses d'eau (par lixiviation et ruissellement). Avec un prix moyen de l’unité d’azote minéral (kgN/ha) compris approximativement entre 0,7 euro (pour l'urée) et 1,15 euro/kgN (pour le nitrate d'ammoniac), le calcul des pertes financières potentielles est rapidement fait…

    Tous les éléments que je viens de citer plaident donc en faveur d’une amélioration continue de la gestion intégrée, raisonnée et optimalisée du cycle anthropique de l'azote en Wallonie (au niveau sanitaire, économique et écologique), du local au global (parcelles, sièges d'exploitation, zones habitées…). Dès lors, je continuerai à mener une politique cohérente à ce sujet et à soutenir toutes les mesures adéquates qui viseront à la fois à réduire l'empreinte azotée de la Wallonie et à inverser toute tendance à la dégradation de l'ensemble des composantes environnementales. Au niveau agricole, ces mesures peuvent se traduire par un renforcement du conseil et de l'accompagnement des agriculteurs (via notamment la structure Nitrawal), mais aussi par un renforcement du contrôle et l'application de sanctions, dans des situations où le bon sens agricole fait parfois défaut.

    Par ailleurs, dans un contexte de relative incertitude et de variabilité, notre premier défi sera aussi probablement de mieux évaluer l’importance de l’enrichissement en azote des composantes de l’environnement et les menaces qui en résultent pour la santé humaine et celle des écosystèmes, en tenant compte du passif et dans une prospective de facteurs changeants tels que le changement climatique, les changements d’affectation du sol ou encore celui de l’évaluation économique.



    (1) Voir notamment les expertises réalisées sur le sujet par l'INRA (Institut National de Recherche Agronomique), le CEVA (Centre d'Etude et de Valorisation des Algues), l'IFREMER (Institut Français de Recherche pour l'exploitation de la Mer) et le BRGM (Bureau de Recherches Géologiques et Minières).
    (2) La formulation exacte de la recommandation est la suivante : la somme de la concentration en nitrate (divisée par 50) et de la concentration en nitrite (divisée par 3) ne peut pas excéder 1.
    (3) Voir les indicateurs du tableau de bord de l'environnement wallon 2010 qui concernent ces problématiques.
    (4) Voir l'indicateur AGR4 du tableau de bord de l'environnement wallon 2010.
    (5) Sous la forme d’ammononitrate de calcium, le type d’engrais minéral azoté le plus utilisé en Europe